Publications

Les Risques Liés à la Corruption dans les Opérations de Fusions-Acquisitions

Quels sont les principaux risques liés à la corruption encourus par les sociétés envisageant une opération de fusion-acquisition ?

Les risques varient en fonction de l'acquéreur, de la cible et de la structure de l’opération. Les principaux risques sont : (i) d'acquérir une société entachée de corruption et exposer à ce titre la responsabilité civile et pénale de l’acquéreur ; (ii) de surpayer la société ou l’activité acquise, si une partie du chiffre d’affaires ou des bénéfices repose sur des actes de corruption et n’est donc pas pérenne ; et (iii) de porter atteinte à la réputation de l'acquéreur. Par ailleurs, l’opération peut générer un surcoût significatif lié au temps et à l'énergie que son management devra consacrer à aux problèmes. Leur résolution peut s’avérer coûteuse, chronophage et perturbatrice.

L’acquisition de Latin Node Inc. en 2007 par eLandia International Inc. pour plus de $26 millions est un bon exemple concret du risque lié à la réalisation d’une acquisition sans effectuer un audit "compliance" adéquat. Après avoir acquis Latin Node Inc. en 2007, eLandia a constaté des anomalies au sein de sa nouvelle filiale et les a signalées par la suite au Department of Justice (DOJ) et à la Securities Exchange Commission (SEC). Une enquête a alors été ouverte et a constaté le versement de pots de vin à des fonctionnaires yéménites pour un montant global de $2,2 millions sur une période de trois ans (l’ensemble de ces versements étant antérieurs à l’acquisition). Bilan de l’opération : un coût de $26 millions pour une valeur réelle qui, selon eLandia, la société acquéreuse, n’était que $6,2 millions (donc prix excédentaire de plus de 20 millions de dollars), notamment en raison des coûts d’investigation, des peines et amendes encourues, etc.

Tout acquéreur se doit d’être particulièrement attentif aux problèmes de corruption susceptibles de concerner la cible envisagée. C’est encore plus vrai lorsque l’acquéreur est soumis à une réglementation anti-corruption stricte. Quant à la société cible, même si elle n’est pas soumise à une réglementation rigoureuse au moment de l'acquisition, il ne peut être exclu que cette réglementation ou sa mise en œuvre ne devienne par la suite plus stricte. Un faisceau d’indices permet néanmoins d’avoir, avant l’opération, une idée du niveau d’exposition de la cible à ce risque : sa présence géographique (dite "footprint"), l’importance de ses recours à des consultants externes, des intermédiaires ou des agents et son degré d'interaction avec les pouvoirs publics.

La structure de l’opération a également un impact sur le risque. L'acquisition d'une société emporte la reprise de l’ensemble de ses obligations et responsabilités passées, à la différence du rachat d’actifs ou de fonds de commerce. Cependant, même dans le cadre d’un simple rachat d'actifs, il faut s’assurer qu’aucune action en responsabilité n’est transférée à leur nouveau propriétaire.

Les joint ventures ont des facteurs de risques propres. Par exemple, dans de nombreux pays émergents, il existe des lois dites de "mariage forcé" imposant aux investisseurs étrangers de s’associer avec un partenaire local. Cette contrainte est très courante dans des secteurs réglementés tels que les mines, la banque, l’industrie pharmaceutique ou les télécommunications.

Même lorsque le gouvernement étranger n'impose pas le choix du partenaire, l'investisseur a, de fait, en général le choix entre un nombre restreint de candidats sérieux lesquels ont souvent, d’une manière ou d’une autre, des liens étroits avec le gouvernement local (anciens ministres, liens familiaux plus ou moins directs avec des personnalités politiques influentes, etc). Même si l'investisseur et la joint venture prennent garde à soigneusement éviter tout comportement entaché de corruption, cette situation peut alors créer un halo de suspicion difficile à dissiper.

Les risques encourus au titre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), du UK Bribery Act et de la réglementation d’autres Etats ayant transposé la Convention OCDE sont-ils les mêmes ?

Actuellement, les sociétés qui sont soumises au FCPA sont en principe les plus exposées du fait de l’application stricte de cette réglementation par la SEC et le DOJ. Sont soumises au FCPA les sociétés américaines, les sociétés étrangères présentes aux Etats-Unis, ainsi que les sociétés étrangères cotées aux Etats-Unis. Le FCPA s’applique également à toutes les personnes physiques situées sur le territoire américain. Du fait d’une interprétation large de la notion de "complicité", les filiales non-américaines de ces sociétés sont aussi concernées, de même que les joint ventures non-américaines et leurs associés non-américains. Le FCPA interdit en outre à toute société non-américaine de commettre sur le territoire américain un "acte participant à un schéma de corruption". Ainsi, des actes a priori aussi anodins que l’envoi d'un courriel à une banque américaine pour demander un transfert de fonds peuvent constituer un acte "participant" à un schéma de corruption. Autre point important : le gouvernement américain poursuit fréquemment des personnes physiques en violation du FCPA, y compris des dirigeants de sociétés non-américaines, qui peuvent alors encourir des peines d'emprisonnement.

Quant au Serious Fraud Office britannique (SFO), il affiche aujourd'hui clairement l’ambition de jouer un rôle de premier plan parmi les autorités de régulation anti-corruption. Les entreprises qui jusqu’à présent ne s’estimaient pas concernées par la réglementation américaine doivent donc désormais se soucier du UK Bribery Act (UKBA). D’un point de vue juridique, le UKBA est à maints égards plus contraignant que le FCPA, notamment au regard des paiements dits de "facilitation" qu'il prohibe de manière absolue alors que le FCPA tolère, dans certaines hypothèses, les paiements qui tendent à accélérer ou faciliter des procédures administratives simples (non-discrétionnaires). Le UKBA est également doté d’un champ d’application extraterritorial très large puisqu’il s’applique à toute société exerçant tout ou partie de son activité au Royaume-Uni. Là où le FCPA interdit le versement d’une rémunération à des fonctionnaires étrangers, le UKBA interdit également d'une manière générale tout "pot de vin". Le UKBA requiert la mise en place de "procédures adéquates" pour permettre à une société d’écarter la mise en cause de sa responsabilité dans les cas de corruption de ses partenaires ("associates" en anglais, notion couvrant notamment les mandataires, consultants ou conseillers). Lorsque des problèmes de corruption sont révélés après une acquisition, le SFO examine la qualité et la nature des audits pré-acquisition qui ont été menés ainsi que les mesures prises pour intégrer le nouvel actif dans le groupe (et les procédures de compliance de ce dernier) et pour corriger des problèmes identifiés lors de l’audit, afin d’apprécier si ces mesures étaient "adéquates" à la gestion post-acquisition du risque de corruption[1]. Les ressources humaines et financières dont dispose le SFO pour poursuivre ses investigations et faire respecter le UKBA ne sont cependant pas illimitées, et il nous faut donc encore attendre avant de voir comment celui-ci sera réellement appliqué. Des responsables du SFO ont fait savoir que l’entreprise qui identifierait des problèmes de corruption au sein d’une société nouvellement acquise disposera d’un délai pour corriger la situation sans avoir à craindre des poursuites judiciaires, à charge pour elle d’avoir signalé préalablement les problèmes potentiels à l’autorité et d’avoir établi un plan de résolution.

Les sociétés cotées sont-elles plus exposées au risque de corruption que les autres ?

Oui.

Tout d'abord, comme nous l’avons dit, les sociétés non-américaines qui sont cotées aux Etats-Unis sont soumises au FCPA et font donc l'objet de l’application rigoureuse de cette réglementation par la SEC et le DOJ. A noter toutefois que, de manière surprenante, les "guidelines" du SFO précisent expressément que le simple fait pour une société d’être cotée au Royaume-Uni n’est pas suffisant en soi pour entraîner l’application du UKBA.

Ensuite, une société cotée doit, lorsqu’elle est confrontée à une situation de corruption interne, décider du contenu des informations qu’elle va révéler au marché et du moment auquel elle va le faire. En France, une société cotée doit rendre immédiatement publique toute information susceptible d’affecter le cours de ses titres, à moins qu'il y ait une raison légitime de ne pas révéler cette information, que la société soit en mesure d’en assurer la confidentialité et qu’il n’y ait pas de risque d’induire le marché en erreur. Aux Etats-Unis, la réglementation ne prévoit pas ce type d’obligation positive, mais les sociétés cotées sont soumises à de strictes obligations d’information et sont fortement encouragées, notamment du fait du risque d’une responsabilité au titre de la règle "10b-5" du Securities Exchange Act (précisant l’existence d’une responsabilité liée notamment à des informations trompeuses ou incomplètes), à livrer une information complète et loyale. De plus, le DOJ et la SEC encouragent (moyennant une promesse de clémence) l’auto-dénonciation ("self-reporting") par la société de comportements illégaux. En outre, en général, les violations du FCPA doivent d'une manière ou d'une autre être reflétées dans les états financiers de la société. La gestion de la communication d’une société cotée face à une situation de corruption est donc complexe et est plus délicate encore lorsque celle-ci est cotée sur plusieurs marchés. C’est d’autant plus vrai que les sociétés cotées sont par nature particulièrement exposées aux risques liés à un préjudice d’image.

On peut enfin mentionner les dispositions du Dodd-Frank Act de 2010 sur la "dénonciation". En effet, la SEC a adopté depuis août 2011 les mesures d’application de cette loi. Des récompenses, à hauteur de 10 % à 30 % de la sanction imposée, sont offertes à toute personne qui fournirait volontairement à la SEC des informations conduisant à des sanctions d’un montant total d'un million de dollars ou plus. Cette mesure d’incitation a déjà généré une augmentation significative du nombre de dénonciations effectuées auprès de la SEC.

Quel type d'audits faut-il effectuer en amont des opérations de fusions-acquisitions ?

Le degré d'exigence de l’audit dépend d'un certain nombre de facteurs, et en particulier du degré d’exposition de la cible et à une risque de corruption du type d'indemnisation que l'acquéreur est en mesure d’obtenir du vendeur pour couvrir les passifs pré-acquisition. Plus la cible est à "risque" et l'indemnisation limitée, plus il est nécessaire de réaliser un audit complet. Même en présence de garanties solides, rien ne remplace un audit complet car le traitement des demandes d'indemnisation au titre des garanties nécessite un important investissement du management en temps et en énergie et ce, d’autant que le préjudice de réputation que pourrait potentiellement subir l’acquéreur est par nature difficilement indemnisable. L'audit permet d'identifier les comportements ou pratiques qui, s'ils ne sont pas traités, peuvent entraîner des sanctions à l'égard de la société et/ou de ses actionnaires. En outre, l'obtention d'indemnisations financières ne permet pas de résoudre le problème de la responsabilité pénale (si les actes pénalement répréhensibles se poursuivent post-acquisition, le principe même du versement d'indemnités pourrait d'ailleurs être contesté).

Les mesures d'audit minimum consistent à demander communication d'informations sur le programme de conformité ("compliance program") de la cible, sur ses problèmes antérieurs à l’acquisition et sur ses contrôles internes, et à analyser ces informations au regard des risques spécifiques aux secteurs d’activité et pays concernés. Une partie de l’audit devra être dédiée à l’analyse des relations entre la cible et ses mandataires, consultants ou intermédiaires et, en cas de joint venture, à l’audit du partenaire envisagé. En cas de risque significatif, il peut être utile de faire appel à un prestataire, par exemple un expert en analyse comptable (forensic accountant), enfin d'affiner l'analyse de la situation de la société cible. Il faudra alors définir la mission du prestataire. Celle-ci peut aller d’une simple vérification de l'historique à une analyse détaillée des grands livres/registres comptables de toutes les sociétés du groupe de la société cible. Des entretiens individuels avec des personnes occupant des postes-clés dans l’entreprise peuvent également être utiles et permettre une meilleure compréhension de l’activité de la cible, de ses possibles points faibles, etc. Cet exercice permet d’ailleurs souvent de "déminer" un certain nombre de risques supposés.

Les risques liés à la corruption peuvent-ils avoir un impact sur la valorisation d’une opération ? De quelle manière peuvent-ils avoir impact sur la documentation juridique de l’opération ?

Les risques peuvent évidemment avoir un impact sur le « prix », au même titre que n'importe quel passif potentiel, mais certaines précisions sont utiles. En règle générale, les risques liés à la corruption sont gérés pré-acquisition (par un audit) et post-acquisition (via la garantie de passif). Il est souvent difficile pour un acquéreur de négocier une diminution du prix lié à un problème éventuel de corruption, mais l’identification d’un tel problème avant la signature permet à l'acquéreur de reporter contractuellement les coûts sur le vendeur en cas de réalisation du risque.

Les vendeurs ont tout autant d’intérêt à régler les problèmes liés à la corruption avant d’engager un processus de vente. A titre d’exemple, Lockheed Martin s’était portée candidate en 2004 à l’acquisition de Titan Corp. et avait exigé que cette dernière règle, avec le DOJ, certains problèmes de corruption. Titan Corp. a échoué et Lockheed Martin a renoncé à l’opération.

Bien que les clauses d'indemnisation financière soient fréquemment l’objet d'intenses négociations, elles sont pour l'essentiel standard et conformes aux pratiques de marché. Les acquéreurs doivent néanmoins s’assurer que ces clauses standard n’auront pas de conséquences indésirables en cas d'action en responsabilité. L'obligation contractuelle qui pèse sur l'acquéreur de minimiser son dommage en est un exemple : permet-elle à l’acquéreur de signaler aux autorités des faits délictueux tout en conservant son droit à indemnisation ?

Par ailleurs, en fonction de la manière dont est rédigée la clause d'indemnisation, l'indemnité peut ne couvrir que le passif "historique" et ne pas prendre en compte le préjudice résultant d'une réduction de la valeur de l'entreprise. Et, même lorsque l'indemnisation couvre une telle réduction de la valeur de l'entreprise, démontrer un tel préjudice est bien plus difficile que de démontrer un passif "historique".

Dans le cadre d’une joint venture, le risque de corruption doit être évalué en amont, au stade de l’audit ou de la sélection du partenaire local, et la documentation contractuelle doit également prévoir des mesures conçues pour réduire le risque de corruption future. Il faut s'appuyer sur un conseil externe, ou sur son partenaire s'il est suffisamment averti, pour étudier les comportements potentiellement illicites et mettre en place des procédures appropriées d’information et de contrôle interne. Il est important de prévoir à l’avance les sanctions d’un manquement à la procédure – par exemple, via la stipulation d’une clause permettant de se retirer immédiatement de la joint venture.

Comment les agences de notation prennent-elles en compte les risques de corruption ?

Il est intéressant de relever que Fitch Ratings a publié en juin 2010 un rapport ("U.S. Foreign Corrupt Practices Act – No Minor Matter") sur l’impact potentiel de la corruption sur les notations et sur les sociétés susceptibles d’être les plus affectées par ce type d'infraction (en particulier, celles disposant de liquidités limitées pour payer les amendes et coûts supplémentaires de mise en conformité).

Les fonds et les autres investisseurs privilégient-ils les sociétés moins exposées aux risques de corruption ?

Partout dans le monde, la tolérance envers la corruption diminue et de plus en plus d'investisseurs font preuve, pour des raisons morales mais aussi économiques, de vigilance à l'égard du niveau de corruption des sociétés dans lesquelles ils investissent. A titre d'exemple, le fonds souverain norvégien (réputé être le plus important fonds de pension européen) exclut de son portefeuille toute société soupçonnée de pratiquer la corruption. Il reste néanmoins à vérifier si cette tendance se généralisera.

Contacts

Pour plus d’information, vous pouvez contacter votre interlocuteur habituel chez Jones Day ou les avocats ci-dessous. Pour toute demande d’ordre général, vous pouvez également utiliser le formulaire «Nous contacter» disponible sur le site www.jonesday.com.

 

Robert F. Mayo
Paris
+33.1.56.59.46.92
rmayo@jonesday.com

Thibaut Kazémi
Paris
+33.1.56.59.46.76
tkazemi@jonesday.com

Les Jones Day Commentaries sont une publication de Jones Day qui ne constitue pas un conseil ou une assistance juridique sur des faits ou circonstances particuliers. Le contenu des Jones Day Commentaries est destiné uniquement à des fins d’information générale et ne peut en aucun cas être reproduit ou mentionné dans toute autre publication ou procédure sans l’accord écrit et préalable du cabinet Jones Day ; cet accord pouvant être accordé ou retiré à la discretion du cabinet Jones Day. Tant l’envoi que la réception de cette publication ne saurait créer de relations entre le cabinet Jones Day et le destinataire de ladite publication.



[1]        Le DOJ prendra lui aussi ces éléments en compte pour décider de l’opportunité d’engager des poursuites ou d'accorder des circonstances atténuantes, mais la législation américaine ne considère pas, contrairement au UKBA, la mise en place de "procédures adéquates" comme un argument de défense permettant d’écarter la mise en cause de sa responsabilité.